Gaston Pineau (avec
la collaboration de Bernard Heneman et Michel Maletto)
1
Cette route, pour quoi?
Ce projet de route à vélo des
fours crématoires en Pologne est né d’une rencontre en 2012, entre Aneta Slowik
de l’université de Wroclaw en Basse Silésie et Gaston Pineau de l’université de
Tours. Le 24/25 mai 2014, Aneta organise à son université, une Conférence
internationale de Recherches Biographiques sur le thème : Chemins d’éducation dans les temporalités
fluides de la postmodernité. À cette occasion, Gaston a eu l’idée de cette
route dans le prolongement de deux précédentes : la route du feu Vésuve-Etna
en 2012 ; http://www.geonef.fr/iti/iti/4f82ba26a93ac86a21030000
et la route de l’amitié
Tours-Bordeaux en 2013. http://www.geonef.fr/iti/iti/xUuf6PuSVGfk7AAAw
Ces routes s’inscrivent dans un
projet de recherche de nouveaux chemins d’éducation à construire avec…le feu.
Dans cette perspective, le feu - avec
l’air, la terre et l’eau - est vu comme une des 4 grandes ressources naturelles
avec lesquelles les sociétés actuelles, comme les précédentes, ont à composer
pour se construire durablement. Depuis une vingtaine d’années, dans l’émergence
de chemins de recherches d’éducation à l’environnement, Gaston et un Groupe de Recherche sur
l’Écoformation (GREF) ont pris comme programme, l’exploration des expériences
humaines vécues avec ces éléments : en quoi ces expériences sont-elles
formatices/déformatices, de soi et de l’environnement? Le défi est d’identifier
ces expériences et d’expliciter leurs dynamiques. Trois éléments ont déjà été
travaillés et ont donné lieu à trois ouvrages : Pineau (Coord ), De L’air. Essai sur l’écoformation
(1992); Barbier, Pineau (coord.) Les eaux
écoformatrices (2001); Pineau, Bachelard, Cottereau, Moneyron, Habiter la terre. Écoformation terrestre
pour une conscience planétaire (2005).
Mais en quoi peut être
intéressante pour la formation/déformation humaine, l’expérience des fours
crématoires des camps d’extermination nazie, installés en Pologne? Rien que
poser cette question paraît déjà incongru, déplacé, voire sacrilège. Auschwitz
a provoqué une commotion si profonde des langages surplombants qu’elle
scinderait l’histoire humaine en deux. Mort d’une modernité créatrice de sens
par le haut, par les différentes hiérarchies, politico-économiques,
religieuses, scientifiques, condamnées
au silence devant des horreurs indicibles et inexprimables. Est-ce alors la
mort de l’humanité et la naissance de l’inhumanité ? Ou la mort d’une humanité
et naissance d’une autre, où chercher du sens aurait encore une signification,
même avec des contre sens? Et alors comment? Les morts d’Auschwitz auraient-ils quelque chose à nous dire? Quoi? Comment? Ne
faut-il pas prendre le temps de les écouter un peu, pour qu’ils ne meurent pas une deuxième fois?
Ils ne seraient pas morts alors pour rien. (Cf. Discours d’Auschwitz , Karla Grierson, 2003, ouvrage composé avec
50 récits de vie d’Auschwitz))
Cette question s’est bien sûr
posée à nous avec acuité. Sa discussion a aidé à prendre et expliciter nos
décisions :
« je suis mal à l'aise par rapport à la corrélation
entre le feu travaillé comme symbole - et dans ce sens, le voyage des volcans
était très approprié - et l'extermination humaine par gazage et incinération dans
des fours crématoires. La signification de ces événements du passé encore
proche est comme un abîme en moi et prend la forme d'une méditation du mystère
sur la capacité de l'homme (et je ne m'extrait pas de cela) à exterminer les
siens à travers l'histoire et en différents endroits de la planète. A Auschwitz
et aux étapes suivantes, cette capacité atteint un paroxysme.
Ainsi, le respect que nous avons chacun, je le sais, pour
les victimes de cette période de l'histoire ne concerne pas pour moi le symbole
du feu mais la brûlure de l'homme si l'on veut rester dans un mode d’expression
correspondant. Les aspects matériels d'un tel périple s'éclairent différemment
selon les significations que nous attribuons à ce voyage particulier… car là se
trouve à mon sens, le ferment de cette nouvelle expérience en équipe. »
« Le sens de cette route n’est pas du tout évident.
Il réside sans doute dans l’ambivalence du feu, source de transformations
créatives mais aussi destructives. À ne pas idéaliser. Une phrase d’un rabbi
ukrainien du 19ème siècle, fondateur du hassidisme, Rabbi Moshe Leibl de
Sassov, me semble pointer quelque chose : “ Vous
voulez trouver le feu, cherchez-le dans la cendre“. Cette phrase m’a fait ouvrir Des voix sous la cendre, numéro 171, 2001, de la Revue d’histoire de la
Shoah. Ce numéro porte sur les
manuscrits des Sonderkommandos. « Un
SK (commandos spécial), constitué de détenus juifs qui se relaient de jour et
de nuit, est contraint d’extraire les cadavres
des chambres à gaz, de brûler les corps, dans les crématoires et de
disperser les cendres (4ème de couv.).» « Si Auschwitz
doit être comparé à l’enfer, cet enfer doit comprendre au moins 7 cercles. Le 7ème
et le plus terrible ayant été les chambres à gaz et les crématoires où les
membres du SK étaient condamnés à servir les forces du mal qui apportèrent
l’enfer dans la vie (p.319) ». Pour faire disparaître le maximum de
traces, l’élimination de ces hommes
au cœur de l’enfer faisait partie de cet enfer. Très peu en sont sortis. Mais
certains ont transcrit ces ténèbres et les ont enfouis dans cet enfer. Une
phrase d’un des 5 textes retrouvés, justement enfoui sous les cendres du crématoire
3, renforce cette piste. “Je serai
heureux si mon manuscrit te parvient à toi, libre citoyen du monde. Peut-être
une étincelle de mon feu intérieur t’atteindra-t-elle, et tu ressentiras au
moins un peu de notre volonté dans cette vie (p.127, extrait de Au cœur de
l’enfer Zalmen Gradowski.1944)).
Ces repères me semblent signifier qu’il y a quelque chose
à réfléchir. Un maître Zen de New York, Bernhard Glassman Roshi, a trouvé un
moyen : la retraite Auschwitz (Malgré
les ténèbres, une rencontre spirituelle avec Auschwitz, Christof Wolf,
2013). Notre hypothèse est que pédaler pour parcourir l’espace terrestre entre
ces lieux est un bon moyen « vélosophique » de réflexion, de
rumination, de recyclage au grand air, au soleil, à la pluie, au relief. Et
chacun a déjà choisi deux livres à partager en roulant. Essayer d’entendre et
de décoder les inédits inouïs enfouis sous ces cendres et d’en
balbutier quelque chose est le défi principal.
2
Plan de route et déroute
Un beau plan de route avait été préparé par Michel, avec un canevas
de blog pour géonef par Gérard (http://www.geonef.fr/iti/iti/xU1UUeOSVGdxBAAAD). En fait quelques jours précédents
le départ, la route pour Gaston, commença par une déroute, due à l’apparition
inopinée d’une hernie à l’aine, commandant une opération (cf. courriels suivants)
Envoyé :
de Gaston (22 avril 2014 13:07)
À : Michel Maletto; Bernard Heneman; Gérard Gigand Objet : FW: Pologne 2 Chers amis, Grand merci à Gérard de ce superbe canevas qu’il ne reste plus qu’à remplir, à trois...à deux. Auschwitz est en cendres pour moi...ou presque. Après l’alerte Françoise, c’est l’alerte Gaston. Ah le passage des 75 ans! En accompagnant Françoise à la clinique du cancer du sein, j’ai senti poindre dans le bas ventre des protubérances que bien sûr, dans ma méconnaissances des perturbations médicales, j’ai diagnostiqué comme des signes avant-coureurs d’un cancer ...de la prostate. Silence. Mutisme en espérant que ça passe comme c’était arrivé. Nenni! Et comme je fonctionne avec les assurances françaises, j’ai attendu mon arrivée en France, c’est-à-dire aujourd’hui 22 avril, pour consulter ma médecin de famille. Heureusement l’avion de demain pour la Pologne (Wroclaw) a été retardé de deux heures le 23, libérant l’après-midi du 22 à Tours. Et miracle, j’ai pu avoir un rendez-vous. Et second miracle, ce n’est pas un cancer mais une banale “hernie inguinale bilatérale”, banale pour le corps médical de Bernard! Mais le conseil est quand même de la juguler par une opération. Et je dois voir un chirurgien le 30 avril 9 h. Le jour du départ d’Auschwitz! Il me reste à voir quand je peux prendre l’avion pour revenir. Si c’est la veille le 29, on pourrait quand même se voir le 28 au soir. Mais je ne le saurai que demain aux bureaux de la compagnie, en négociant un changement de dates. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne faut louer à Prague que deux vélos. Pour participer malgré tout aux frais que j’ai contribué à faire encourir, je vous propose de payer le tiers de la location de voiture pour le voyage. Vous devinez ma déception. Il ne reste que les deux rescapés pour témoigner de cette route de cendres, comme la nomme Gérard. Le débriefing sera moins long et plus personnalisé! Mais j’espère bien qu’on pourra quand même commencer ensemble à Auschwitz! À bientôt des nouvelles.
De Michel Maletto (Le 22 avril 2014 19:33)
Mon
cher Gaston,
Effectivement, je comprends ta déception mais le plus important demeure la santé particulièrement à nos âges! Sauf pour Auschwitz, (chambres à trois) j’ai toujours réservé deux chambres pour trois personnes (une simple et une double) me disant que nous pouvions alterner. Je comprends que je ne devrais louer que pour deux personnes. Quant à nous Bernard, nous pourrions alterner chambre seule et à deux. Ainsi nous pourrons tenir compte des frais et de notre besoin de quiétude. Qu’en dis-tu? Nous attendons de tes nouvelles Gaston en espérant se voir à Auschwitz. Mes meilleures pensées sont avec toi et Françoise. Meilleures salutations,
De Gérard Gigand (Le mardi 22 avril 2014 21h10):
Cher Gaston, Ah, quelle nouvelle ! Je suis déçu aussi malgré que je ne participe pas physiquement. Déçu aussi pour Michel et Bernard. Ta description est très vivante et on peut très bien s'identifier avec le processus psychologique qui t'a traversé en lien avec la prise de conscience de cette hernie. Heureusement, heureusement qu'il ne s'agit que d'une "vulgaire" dilatation ! Mais c'est tout de même à traiter surtout pour pouvoir refaire du vélo qui tire quand même pas mal de ce côté là ! Voilà un projet bien perturbé. Ai-je bien compris que tu te rendras à Auschwitz pour voir partir Michel et Bernard puis tu reviens à Tours ? Bon courage pour le processus médical et à la prochaine fois en lien avec la "Route des cendres" ou autre chose. Je reste en contact. Bien cordialement,
De Bernard
(Le mercredi 23)
Bonjour
a tous,
Excuses prealables pour un clavier en manque de repaires d'accents. Eh oui; une banalite sans saveur morale, la banalite du temps qui passe, pour nos pauvres tissus. J'espere pour toi cher Gaston, que l'incident sera vite clos, apres chirurgie d'habitude assez banale et petite convalescence. Ceci dit, Gaston, si je comprends bien, tu exclus la possibilite que ton chirurgien te dise de faire quand meme du velo, ou encore d'etre notre chauffeur emerite. Reviens nous la dessus. Mais si tu ne viens pas, il me semble exclu que l'un de nous deux, entre Michel et moi, fasse du velo en solitaire. A moins que Michel le souhaite. Par contre, j'imagine, Michel, que nous ferons de la voiture ensemble et des semblants d'etapes aller retour en velo a deux. Je ne sais ce qui peut etre change en termes de reservations d'hotel.Si c'etait le cas, nous pourrions revoir tout le plan de match. Si vous vouliez me parler, je suis chez mon fils Pierre jusqu'a vendredi 13H30, puis a partir de vendredi soir chez mon fils Vincent. Amities a tous. |
L’arrivée en Pologne se fit malgré tout comme prévu :
Bernard et Michel le 28 avril à Auschwitz, en arrivant de Prague en voiture
avec deux vélos; Gaston le 23 en avion à Wroclaw pour son congrès le 24 et 25.
Le 26 il a pu quand même se rendre à Auschwitz en bus en passant par Cracovie (300km);
puis à Tchestokova en train (150 km). D’où il est revenu à Wroclaw aussi en
train le 27 (250 km), pour reprendre l’avion le 28 et être à Tours le 30 pour
un rendez-vous avec le chirurgien.
Gaston est donc parti de Pologne le jour où Bernard et
Michel y sont arrivés : le lundi 28. La dernière synchronisation prévue,
la rencontre à Auschwitz, a donc elle aussi volée en éclat! La préparation
prévue de la Route des cendres était donc en cendres. Ce sont de deux nuages de
cendres que vont essayer de témoigner ces deux ensembles d’écrits.
3
Wroclaw-Auschwitz-Tchestochowa
( Gaston)
Pas facile de prendre la parole et encore moins d’écrire
sur une telle expérience. Est-ce même souhaitable? Et possible? Le silence
n’est-il pas la seule voie respectueuse devant les morts, et en plus devant de
tels morts? Mais ne renforce-t-il pas encore l’oubli, et pire, la dénégation?
Ne participe-t-il pas inconsciemment et avec les meilleures raisons, à la
politique d’élimination de toutes traces
et de tous témoignages qui présidait explicitement à cette entreprise
d’extermination collective? Pour ne pas être victime de cette politique,
n’est-on pas obligé de s’aventurer au-delà des frontières
habituelles de la vie, de sa réflexion et de son expression ? Ne doit-on pas
oser affronter l’inédit moderne d’une biopolitique économique de la mort, du
meurtre, du recyclage des corps et de leur essai de néantisation? Biopolitique malheureusement toujours
à l’œuvre actuellement, plus ou moins
souterrainement dans des camps aussi proches et invisibles des cités
postmodernes, qu’ils pouvaient l’être des cités de l’époque? Ce qui reste d’Auschwitz ((Agamben, 1999)
est beaucoup plus malheureusement que quelques archives et témoins. Mais le
Museum d’ Auschwitz peut peut-être nous aider à apprendre à voir et à savoir ce
qu’il y a de l’autre côté du miroir aux alouettes de la vie sociale la plus
visible.
1- Difficultés des apprentissages expérientiels limites.
C’est cette obscure pulsion qui nous a poussés, comme des millions d’autres
personnes, au Muséum d’État d’Auschwitz-Birkenau, près d’Oswiecim. Mais cette première vision rend plus muet que bavard. Et
heureusement. C’est un premier moment
initial de rupture avec le monde connu, rupture de situations vécues, de
réflexions, de langages et d’expressions habituelles. On est submergé par un
univers concentrationnaire mortifère exterminant à peine imaginable. Ne
surnagent que quelques impressions marquantes. Elles font surtout saisir
l’écart incommensurable entre l’ampleur tragique de ces lieux et notre minuscule, malhabile et tâtonnante existence. Vouloir parler trop vite pour combler
rapidement cet écart, c’est risquer de réduire
l’ampleur de la tragédie à notre mesure, la conjurer, la méconnaître
plus qu’amorcer une connaissance personnelle. Il faut laisser cet écart
travailler en silence. Au risque du refoulement dans une vie quotidienne
reprenant son cours et le diluant dans les cendres de l’oubli. Double réduction en cendres des
exterminés : cendres matérielles se perdant dans les cendres de notre
passé.
Devant l’ampleur tragique de cet écart entre cet événement
collectif mondial et ma compréhension personnelle limitée, je n’étais pas loin
de renoncer à toute tentative d’expression, la jugeant impossible, dérisoire,
inutile et même nuisible. Après les milliers de pages écrites par les
survivants et les historiens, quel sens peut bien avoir une tentative
d’expression d’un si court séjour? Comment ne pas tomber dans le sens sacrilège d’une expression touristique
superficielle, d’autant plus prolixe qu’elle est courte? « Auschwitz ne se visite pas : il faut y
arriver chargé de savoir…Lire seulement n’est pas assez. Il faut voir et
savoir, savoir et voir indissolublement. C’est un déchirant travail (
Landzmann, préface à Müller, 1979». Mais comment rester en travail,
fut-il déchirant, après ces premières opérations de lectures et de
contacts-terrains, même réduits à 4 heures ? Suspens.
C’est alors qu’un mois après, de retour au
Québec, une rencontre fortuite m’a relancé. Elle s’est opérée le 31 mai dans un
coin retiré de la forêt laurentienne. Michel Maletto, de retour lui, de la
route prévue, Auschwitz-Sobibor, avait organisé, dans un tout autre contexte,
une rencontre entre un de ses amis, défricheur-aménageur du coin, un couple
franco-allemand et moi. Je savais que la femme du couple, Ingrid, était allemande. Au moment des adieux, je lui
demande à brûle-pourpoint de quelle ville elle était originaire. Elle me
répond : « de Breslau, redevenue polonaise en 1945 sous le nom
de Wroclaw ». Or Wroclaw est non seulement la ville de mon congrès
biographique sur les chemins de formation dans les temporalités postmodernes
d’où je viens. Mais aussi la ville où a été décidée en 1939, la création
d’Auschwitz : « C’est dans les bureaux de l’Oberkommando SS et de
la police de Breslau (maintenant Wroclaw) que naquit en 1939 l’idée de créer ce
camp de concentration près d’Oswiecim »
(Auschwitz-Birkenau. Guide, 2013, p.3). L’histoire des individus à temporalités
relativement courtes, est portée par des
vagues de fond de l’histoire politique des sociétés, à amplitude beaucoup plus
vaste.
Mon parcours
de Wroclaw à Auschwitz n’est peut-être pas aussi anecdotique et insignifiant qu’il
peut le sembler à échelle individuelle. Auschwitz est de plus en plus considéré
comme un marqueur majeur de la fin de la modernité, c’est-à-dire de la croyance
dans des grands discours idéologiques et politiques surplombants, se référant à
la raison, la science et ses lumières
comme source de progrès (Grierson, 2003). Fin de l’histoire? Fin d’une
conception de l’histoire? Fin en tout cas de cadres temporels socialement tout
construits, tout pré-déterminés par des grands discours idéologico-politiques.
Fluidification des temporalités jusqu’à leur dissolution. Brouillage temporel
complet, même entre vie et mort. C’est
cet éclatement vital, ce brouillage, ce brouillard, cette nuit,
qu’incarnerait socio-politiquement et culturellement Auschwitz.
Et c’est à cette situation postmoderne d ‘éclatement des temporalités et des discours surplombants
donneurs de sens, que réfèrerait souterrainement cette conférence sur des
chemins de formation à trouver avec les parcours biographiques. Wroclaw-
Auschwitz seraient des lieux symboliques marquants du début de la fin/faillite
des grands discours surplombants de la modernité et en contrepartie, des lieux
aussi symboliques de l’émergence d’une postmodernité, caractérisée par la
nécessaire prise de paroles, même balbutiantes, des sujets pour construire
leurs sens.
Cette rencontre inter-personnelle à
dimensions québéco-franco-allemande-polonaise concentrée, me fit prendre conscience de l’entremêlement des histoires
individuelles et sociales. Mais elle m’invita aussi à suffisamment prendre
confiance en l’importance de mon expression pour tenter d’expliciter le ou les
sens de l’expérience de ce parcours polonais, aussi imprévus et subjectifs
soient-ils. Quelle subjectivité nouvelle personnelle ce parcours a-t-il
contribué à former, transformer? Quels acquis personnels et transpersonnels,
immédiats et historiques, puis-je identifier?
2- La mise en contexte de Wroclaw.
Quand on a discuté
avec Aneta Slowik de l’Université de Wroclaw, de ma participation à cette Conférence internationale de
Recherches Biographiques sur les Chemins
d’éducation dans les temporalités fluides de la postmodernité, s’est imposée pour moi la nécessité de me
rendre à Auschwitz , comme à un rendez-vous secrètement obligé. Pourquoi?
J’ignorais alors
que c’était dans cette ville qu’avait été prise la décision de créer le camp de
concentration-extermination d’Auschwitz-Birkenau. Découvrir ce fond historique de
la ville m’a permis de mieux saisir à contre-jour, le sens du titre de ce congrès international : chemins
d ‘éducation dans des temporalités
fluides postmodernes. Des inconscients collectifs sont toujours agissants. Il
ne peut être insignifiant d’organiser un tel congrès avec un tel titre, 75 ans
après avoir été un lieu important de développement organisationnel moderne d’un
super-moyen de concentration assujettissante et d’extermination humaine (le
camp) au service d’un pouvoir hiérarchique totalitaire. Après le déclin des pouvoirs théocratiques prémodernes,
la faillite des instances scientifiques et socio-politiques modernes à décréter
unilatéralement le sens, explique en grande partie l’avènement d’une société
biographique postmoderne pour apprendre à conjuguer des temporalités en
déshérence. Dans cette postmodernité ouverte par la crise, sinon la mort du
pouvoir patriarcal, celui du père mais aussi celui de la patrie ou du parti,
incarné par un chef incontesté, c’est
aux acteurs sociaux, à chaque acteur, de construire son chemin de vie… avec les
vivants, les survivants, mais aussi les morts.
C’est là aussi que,
paradoxalement, la proximité spatio-temporelle des camps de la mort peut aider
à faire ressortir, aussi en contraste,
le moyen de recherche de ces chemins d ‘éducation, privilégié par cette
Conférence internationale : le moyen biographique, d’écriture de la vie.
Qu’est-ce que ce moyen d’écriture de la vie pour construire des chemins de
formation a à voir avec la mort?
Depuis
trente ans, se développe un courant biographique de recherche-formation
existentielle, appelé les histoires de vie. Ce courant travaille avec cette définition de la vie, empruntée aux biologistes :
une fonction qui résiste à la mort en l’utilisant (Pineau, Le Grand, 2013, p.60).
Une histoire de vie qui ne va pas jusqu’à la mort, jusqu’à son voisinage et
décapage, est une demi-histoire de surface, à peine entamée. Elle enfile et
empile facilement éléments et événements selon des formules apprises. Elle
n’est pas aux prises avec l’épreuve d’une expérience vitale à exprimer. «
Ce n’est pas la vie qui recule d’horreur
devant la mort et se préserve pure de la destruction, mais la vie qui porte la
mort, et se maintient dans la mort même, qui est la vie de l’esprit. L’esprit
conquiert sa vérité seulement à condition de se retrouver soi-même dans
l’absolu déchirement…L’esprit est cette puissance seulement en sachant regarder
le négatif en face, et en sachant séjourner près de lui. Ce séjour est le
pouvoir magique qui convertit le négatif en être (Hegel,1941, p.29) ».
Les
histoires de vie/mort des camps de la mort se sont vécues dans des conditions d’absolu déchirement. Osez penser que le
pouvoir négativant et néantisant des bourreaux n’a pas forcément triomphé
absolument des victimes, n’est pas méconnaître ces conditions d’absolu déchirement. C’est oser
au contraire contrer ce pouvoir, ne pas le laisser triompher, nier son
pouvoir d’anéantissement des victimes. C’est reconnaître encore à ces condamnés
une possibilité d’avoir pu être positivement dans l’absolu déchirement. Une
possibilité de négation de la négation. Une possibilité humaine, surhumaine ou
transhumaine, mais éclairant la formation humaine.
Les morts
d’Auschwitz ont quelque chose à dire sur la formation/déformation humaine.
Certains ont pu le dire. Et de ces dires ressort que cette possibilité de
témoigner était pour beaucoup la seule raison de survivre, la vrai libération
intérieure « Le besoin de raconter
aux « autres », de faire participer « les autres » avait
acquis chez nous, avant et après notre libération, la violence d’une impulsion
immédiate, aussi impérieuse que les autres besoins alimentaires; et c’est pour
répondre à un tel besoin que j’ai écrit mon livre : c’est avant tout en
vue d’une libération intérieure….En fait de détails atroces, mon livre
n’ajoutera rien à ce que les lecteurs du monde entier savent déjà sur
l’inquiétante question des camps d’extermination. Je ne l’ai pas écrit dans le
but d’avancer de nouveaux chefs d’accusation, mais plutôt pour fournir des
documents à une étude dépassionnée de certains aspects de l’âme humaine. (Primo
Levi, Si c’est un homme, Julliard,
1987, préface). Ce but affiché d’une étude de l’âme humaine d’un des
héraults/héros les plus célèbres d’Auschwitz, invite à approfondir les intérêts
de connaissance au-delà des besoins de curiosités et de sensationnalismes historiques plus ou moins morbides. Des
démarches d’approfondissement réflexifs en ce sens se développent, à travers et
au-delà la littérature philosophiquo-historique imposante générée. Comme on l’a
déjà mentionné, un maître Zen de New York, organise depuis quelques années, une
retraite œcuménique de 5 jours à Auschwitz « Malgré les ténèbres, une rencontre spirituelle avec Auschwitz .
« Les participants ne sont plus de
simples visiteurs venus à Auschwitz, c’est plutôt Auschwitz qui vient à leur
rencontre et s’ouvre à eux. (L’Harmattan, Bande annonce du film de Christof
Wolf). En cette fin avril, comme depuis 1988, une Marche des Vivants ou Marche
du Souvenir et de L’Espoir entre Auschwitz et Birkenau, soulignait l’échec du
projet nazi d’extermination du peuple juif.
Auschwitz a
obligé et oblige à regarder le négatif en face en sachant séjourner près de lui. Et
ce séjour peut être le pouvoir magique
qui convertit le négatif en être (Hegel). Aussi est-il important pour la
formation humaine, individuelle et collective, d’entreprendre l’apprentissage de voir et de savoir ces histoires de
vie/mort des camps de la mort à travers et au-delà des exactions des bourreaux.
C’est un travail déchirant (Lanzmann). Mais c’est un devoir de mémoire, une
reconnaissance historique, un apprentissage socio-temporel pour former une durée,
une histoire humaine intergénérationnelle, en reliant et ressuscitant les
luttes pour la vie de chaque génération,
à travers mêmes les cendres de ses morts.
Voilà ce que
je peux expliciter de l’apport de Wroclaw et de sa Conférence internationale, à
la mise en contexte du complexe d’Auschwitz où je décidai malgré tout d’aller,
malgré le peu de temps disponible, le jour suivant la fin de la Conférence.
2- Le complexe d’Auschwitz-Birkenau.
Auschwitz
est à plus de 300 km de Wroclaw. Et par les transports en commun, il faut
passer par Cracovie (250 km) et prendre un autre bus pour parcourir les 80 km restant.
Je me levai donc à 4 h, pour prendre le premier bus de 5 h. Ce qui me rendit
attentif à l’heure habituelle de lever des détenus : 3 heures! Pas
d’interminables et épuisants rassemblements d’attentes immobiles comme
eux. Au contraire, bus rapides qui font
qu’à 11 heures, je débarque dans l’immense parking ombragé du Museum. Un flux
de personnes me canalise vers des bâtiments habituels d’entrée de tout musée,
mais aménagés avec sobriété: guichets d’achat de billets, services de
restauration et d’exposition/vente des principaux ouvrages sur Auschwitz en de
multiples langues. Les visites se font obligatoirement en groupes linguistiques
accompagnés. Les groupes français commencent à 12 heures. La durée est de 3h à
4h. Mon train à Cracovie pour Tchestochowa
est à 18h30. La jonction sera donc délicate.
Le Musée
national Auschwitz-Birkenau a été créé par l’état polonais en 1947, dès que
l’Union Soviétique ait rendu
officiellement le camp à l’état polonais. L’historique de son aménagement
reflète les tensions de la guerre froide et de la reconnaissance de l’État
d’Israël. Depuis 1979, il est inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco sous le
nom Auschwitz-Birkenau, camp allemand
nazi de concentration et d’extermination. En date de 2009, plus de 25
millions de personnes y sont passées. Et sa fréquentation semble en hausse
constante.
Comme son
nom l’indique, il est constitué de deux camps très différents, séparés de 3 km :
le camp de concentration d’Auschwitz et
celui d’extermination de Birkenau. Le premier est un camp de travail d’abord
pour prisonniers de guerre et opposants politiques polonais et soviétiques,
puis pour juifs et résistants de toutes nationalités. Près de cent milles
personnes y seraient mortes. Le second est aussi un camp de travail forcé mais
surtout spécifiquement un camp
d’extermination par mises à mort immédiates de plus d’un million de
personnes, juives dans leur immense majorité et tziganes. Du premier, restent
pratiquement tous les bâtiments. Du second, seulement quelques ruines des
chambres à gaz et fours crématoires, dynamités par les nazis dans leur
tentative d’effacer toute trace. Voir ne
suffit pas il faut savoir. Et une des épreuves de la visite collective, est
d’entendre les questions ingénues et déplacées de certaines personnes qui
découvrent littéralement les lieux et qui au début, se comportent comme dans le
cadre d’une excursion à Disney World. J’ai profondément admiré le tact
pédagogique de notre guide qui
réussissait à ajuster la réponse au besoin minimal d’information, tout en opérant une conscientisation
progressive. Edwidge est son nom. Et elle fait ce travail depuis 15 ans, et pas
seulement comme gagne pain de toute évidence. Son expérience est si riche que
sa socialisation serait précieuse. Elle n’a pas dit non. J’ai pu en informer à
temps Bernard et Michel, qui l’ont choisie comme guide deux jours après.
Auschwitz
On entre
dans le camp d’Auschwitz, encore encerclé
de barbelés, par l’entrée à portique très publicisé, affichant cyniquement le
slogan totalitaire de l’époque Arbeit
macht frei (le travail rend libre).
Et on tombe tout de suite dans des rangées de baraquements impeccablement
alignés et entretenus. On passe de l’une à l’autre, entrant sortant en files
indiennes de plus en plus silencieuses et recueillies au fur et à mesure des
découvertes macabres : lieux de séjour, d’exécutions, de tortures,
d’exposition de prélèvements corporels à recycler (cheveux, dents, prothèses…).
Me reste particulièrement gravée, la cave obscure du sous-sol du block 11, le
block de la mort, où est mort de faim et
de soif avec neuf compagnons, le matricule 16 670, en représailles d’une évasion.
Célibataire, il s’est offert volontaire pour en remplacer un autre, père de famille.
Il s’agit du franciscain Maximilien Kolbe. Haut fait un peu plus célèbre que bien d’autres, mais
qui témoigne de l’échec de l’entreprise d’une déshumanisation absolue.
Paradoxalement,
il a fallu beaucoup de temps pour que ces histoires vécues d’Auschwitz en
miettes et en cendres, réussissent à en sortir et entrent en culture. « Dans la première période qui suit
immédiatement la Shoah (1945-1960), les survivants n’émergent comme groupe dans
aucune fraction du corps social…La mémoire individuelle inscrite dans celle
d’un groupe clos qui pourrait être identifié à la famille, se construit dès
l’événement. Mais cette mémoire n’est pas dans l’air du temps. Elle ne présente
guère d’usage politique (Wierviorka, 1998, p78) ». La sortie, pour le
dixième anniversaire (1955), du film-documentaire de 32 minutes, Nuit et brouillard de Alain Resnais,
suscita autant de censures et critiques politiques que d’émotions. « Le procès Eichmann à Tel Aviv en 1960 marque
un tournant. Ben Gourion veut donner au monde une leçon d’histoire sur deux
piliers : les pièces à conviction, mais aussi les dépositions de témoins.
Le seul moyen de faire toucher du doigt la vérité était d’appeler les
survivants à la barre (p.95)…L’immédiateté de ces récits à la première personne
agit comme le feu dans la chambre réfrigérée qu’est l’histoire. La même image,
celle du feu; la même volonté de faire appel à l’émotion, opposée au caractère
supposé froid de l’histoire écrite à partir des archives (p.97) (Wieviorka Annette, L’ère du témoin, Plon, 1998).
Cette ère du témoin n’arrive selon Annette Wieviorka qu’à partir des
années 70, grâce au média de grande diffusion qu’est le cinéma : en 1978, Holocauste, série américaine de 4
heures; en 1985, le monumental film documentaire de 9 heures, Shoah, de Claude Lanzmann; en 1993, le
drame historique de 2 heures de la Liste
de Shindler de Steven Spielberg. Cette médiatisation se poursuit dans les
années 2000 : en 2008, Le cœur
d’Auschwitz, long métrage documentaire
québécois de Luc Cyr, sur un livre en forme de cœur offert le 12 décembre
1944 à une dénommée Nadia en l’honneur de ses 20 ans à Auschwitz; 2013 Le dernier des injustes de Claude
Lanzmann.
Cette mise
en culture, grâce au cinéma, de l’apport
inestimable de l’expérience vécue des témoins renforce le début de prise en
compte, par les sciences humaines et
sociales, de l’importance des autobiographies de détenus, pour explorer
les formations/déformations/transformations des humains aux prises avec l’absolu déchirement. La présentation
d’une première étude de cinquante autobiographies d’Auschwitz explicite très
bien les raisons entremêlées mais assassines de ce retard, renforçant
socialement cet absolu déchirement. « Jusqu’aux
années 90, les écrits autobiographiques de la déportation et du génocide
hitlérien, furent en grande mesure l’objet d’une mise au ban intellectuel en
Europe : les travaux savants évoquaient les événements d’Auschwitz, tout
en référant très peu, voire pas du tout aux personnes qui les avaient connus,
sous prétexte qu’il fallait maintenir « un silence » respectueux. Ce
bilan demeure d’actualité, car si « l’indicible » des événements
extrêmes est moins facilement accepté aujourd’hui qu’il y a quelques années, il
apparaît encore sous des formes subtiles, dont la surfocalisation sur quelques
acteurs et auteurs est peut-être , paradoxalement , l’un des axes majeurs. Les
études européennes récentes sur les textes de la déportation portent souvent
sur une poignée d’écrivains déjà connus comme Primo Lévi, Jean Améry,
Charlotte Delbo, Édith Stein (pour Auschwitz), Robert Antelme, Georges Semprun
( pour Buchenwald et Dachau). Comme ce fut le cas en Amérique du Nord il y a 10 à 20 ans, avec La nuit
(1955, en Yiddish, 1958, en français) d ‘Élie Wiesel (pour Auschwitz et
Buchenwald).
C’est dans ce contexte que s’inscrit cette
étude systématique des schémas d’écriture d’une cinquantaine de récits de vie
(en langues française, anglaise, allemande et italienne) de personnes ayant
survécu à la déportation du complexe d’Auschwitz….Les revendications du
« silence » ou de « l’indicible » viendraient non de
l’angoisse des déportés, mais de celle des commentateurs, qui refait surface
dans les évocations commémoratives. La mémoire de la déportation se construit
souvent en l’absence des rescapés, à tel point que l’on peut se demander si le
mythe d’un Auschwitz entièrement symbolisé (de l’extérieur) et symbolique, n’a
pas obnubilé la diversité des réalités et des personnes qu’il était censé
représenter, les incidents réduits à des tragédies, et les êtres à des
victimes. Une expérience d’Auschwitz fait partie de l’expérience humaine, et le
survivant peut aussi être un narrateur! (Grierson, Karla, Discours
d’Auschwitz, H. Champion, 2003, 4ème de couv.)
Birkenau
Les nazis
savaient très bien que les survivants pouvaient être des narrateurs. C’est pour
cela qu’ils visaient à ce que personne ne sorte vivant du camp d’extermination
de Birkenau, le 7ème et plus
terrible cercle de l’enfer. Il est
dans un endroit champêtre, ancien marécage, à 3 km du camp d’Auschwitz. Le plus
visible à l’arrivée, sont les rails d’un terminal de chemin de fer, finissant
dans une prairie accueillante, parsemée de bouquets d’arbres où se lovent,
semi-enterrés, des restes de chambres à gaz et de crématoires, aux entrées affichant salles de douches. Se
laver pour devenir propre était présenté aux milliers de convoyés comme la
dernière formalité hygiénique avant le départ dans un camp de travail,
d’habitation et même de libération. Telle est la diabolique mise en scène
soigneusement étudiée, pour l’exécution massive sans panique le plus longtemps
possible, de la solution finale de la
question juive. Plus d’un million de déportés de tous les âges et de toutes
les conditions ont fait ce court chemin, souvent en familles, de la descente
d’un train d’enfer, à l’entrée dans une supposée salle de douches, après une
sélection rapide en deux files et une invitation pressante à se déshabiller.
Le peu que nous savons de cette fin de vie de plus d’un
million de personnes, nous le devons à quelques rescapés des Sonderkommandos,
kommandos très spéciaux, constitués, comme on l’a vu en introduction, « de
détenus juifs qui se relaient de jour et de nuit, contraints d’extraire les cadavres des chambres à gaz, de brûler les corps, dans
les crématoires et de disperser les cendres (Des voix
sous la cendre, numéro
171, 2001,4ème de couv) ». Ces détenus, au cœur de l’enfer,
vivent cinq facteurs tragiques d’absolu
déchirement. De leurs yeux, ils voient défiler devant eux des milliers de
juifs, parfois des proches et même de leur famille (témoins visuels)…De leurs mains, ils sont obligés de seconder les
criminels allemands (acteurs participants); ils n’ont pas le droit de pleurer,
ni de s’arrêter (pleurer sans larmes); ils sont condamnés à mort; plus il y a
de convois, plus ils retardent leur mort (Cf. Greif Gideon, La tragédie des
hommes du sonderkommando, dans Des voix
sous la cendre,2001, p.292). Ils génèrent trois types de
représentations : totalement négative, des inhumains les plus cruels,
complices pour sauver leur peau (A.Arendt); plutôt négative , mais avec effort
de compréhension; compréhensive positivement, vus comme des embarqués dans un
naufrage avec une pulsion vitale de survivance, avec de l’entraide et une
volonté de léguer un témoignage historique. Ce sont les seuls qui se soient
révoltés collectivement à Auschwitz-Birkenau( Cf. Greif, 2001).
En tous cas, c’est grâce aux témoignages de pas
plus d’une dizaine d’entre eux, que peuvent parler les cendres de plus d’un
million de morts : 5 textes enfouis justement dans ces cendres, retrouvés
et magnifiquement décodés par l’équipe du numéro 171, 2001, Les Voix
sous la cendre, de la Revue
d’histoire de la Shoah. J’ai pu identifier trois autobiographies en
français et lire les deux dernières :
Gradowski Zalman, Au cœur de l’enfer, Jérusalem, 1977 (manuscrit découvert en 1945,
dans une gourde allemande au crématoire
3. Gradowzki serait mort en 1944, lors de la révolte du Sonderkommando) « Je l’ai enterré dans les cendres, en pensant
que c’était l’endroit le plus sûr, où l’on creuserait sûrement…Mais on est venu
à effacer les traces partout où il y avait beaucoup de cendres. On a ordonné de
les moudre finement et de les transporter dans la Vistule pour les abandonner
au courant…De nombreuses cendres de corps brûlés ont été disséminées et
labourées sur le terrain des crématoires. On devait appliquer la politique de
« la terre brûlée »
(Extrait dans Les Voix sous la
cendre, p.66) « Le seul
témoignage de ma vie. Mais je serai heureux si mon écrit te parvient, à toi, citoyen libre du monde. Peut-être une
étincelle de mon feu intérieur t’atteindra-t-elle, et tu ressentiras au moins
un peu de notre volonté dans cette vie. Et tu te vengeras, tu te vengeras de
ces assassins (Extrait …p.127) »
Müller Filip, Trois ans dans une chambre à gaz d’Auschwitz. Le témoignage de l’un des
seuls rescapés des commandos spéciaux, Pygmalion, 1979 (Préface de Claude Lanzmann). Müller ouvre son témoignage avec le verset
suivant : « Ouvre ta bouche
pour les muets et pour la cause de tous ceux qui sont abandonnés (Salomon,
3,18). Cet exergue prend tout son sens quand on sait que s’il peut ouvrir la bouche, c’est grâce à des jeunes
filles du groupe de juifs auquel il s’était joint pour mourir solidaire. Elles
l’ont quasiment éjecté de la chambre à gaz en le condamnant à survivre pour
témoigner.
Mandelbaum Henryk, Dans les crématoires d’Auschwitz, Oswiecim, Musée d’État
d’Auschwitz-Birkenau, 2012. Le seul
ouvrage que j’ai acheté à Auschwitz. Du factuel brut, ressortent les trois
dernière phrases : « Personne
d’autres que les détenus du SK ne peut comprendre ce qui s’est passé. À part
peut-être les étoiles dans la nuit. Et cette forêt dans le camp qui ne cesse de
grandir (p.90) »
Des
initiés.
Le sobre appel au cosmique de cette voix avec
les cendres ouvre une voie qui dépasse toutes les interprétaions
socio-politiques et psycho-pathologiques. « Dans
tous les cas, ils ont été métamorphosés et « initiés » à un monde, à
un univers spécifique, inconnu des non-initiés. De quel monde s’agit-il? Quelles
sortes d’initiés sont-ils devenus?...Il apparaît que la notion d’initié nous
introduit à une multitude de propositions susceptibles d’intéresser les
survivants en tant qu’experts (Zajde Nathalie, Guérir de la Shoah. Psychothérapie des survivants et de leurs
descendants, O. Jacob, 2005).
Ce déchirant travail d’Auschwitz m’a fait
rouvrir un ouvrage qu’un de mes premiers professeurs en sciences de l’éducation
à la Sorbonne dans les années 67-68, m’avait envoyé à sa parution en 1996, avec
la dédicace suivante : « À
une amitié qui aurait besoin d’être vivifiée… ». Il s’agit de Georges
Snyders, survivant d’Auschwitz, qui pour la première fois, y référait
publiquement. Cette référence autobiographique constitue le dernier chapitre de
la quatrième et dernière partie du livre : Le jeune adulte prend possession du réel. Il vient après : Possession attirante (chap.1); De
jeunes adultes rencontrent un réel âpre (chap.2); De jeunes adultes rencontrent un réel atroce (chap.. 3); Et ce
renvoi autobiographique inédit, absolument étranger à la culture académique et
existentiel de Snyders, s’intitule : Auschwitz :
un jeune adulte, moi, touche le fond de l’abîme. Pour un survivant, l’épreuve
peut-elle devenir une voie paradoxale vers la confiance? Il y répond en
deux moments. Premier moment : le récit. Second moment : Méditation.
1-la faim, l’humiliation.2- Culture d’avant Auschwitz, culture d’après
Auschwitz. Et il ose terminer avec un de ses thèmes personnels prégnants,
qu’Auschwitz lui fait incorporer dialectiquement : la joie. « La joie d’Auschwitz, si j’ose employer ces
termes, c’est chaque moment, chaque acte, parfois minime, parfois grave, où
l’on tend tout ce qui nous reste d’énergie, pour affirmer une dignité d’homme
véritable (Snyders, Georges, 1996, p.118). Merci Georges, de continuer à
m’initier et de revivifier ainsi notre amitié.
En 2000, il avait accepté de présider une thèse sur le
difficile dialogue intergénérationnel pour communiquer le vécu de ces
expériences de captivité traumatisante (Castaignos-Leblond , 2001)
3- En train vers Tchestochowa.
De justesse,
je réussis à revenir à Cracovie et à prendre le train pour Tchestochowa. Tchestochowa
est une ville de 250.000 habitants, à l’extrémité de la route appelée des Nids
d’Aigle, partant de Cracovie. Cette
route d’une centaine de kilomètres relie une série de forteresses construites
au xivème siècle sur le plateau polonais, pour assurer la communication entre
Cracovie, alors capitale de la Pologne, à ce qu’on appelle la Grande Pologne.
Selon l’étymologie populaire, Tchestochowa signifierait : se cache (chowa)
souvent (zesto), ou refuge fréquent. Et il est vrai qu’historiquement, la ville
a constitué une ultime place forte pour résister aux invasions étrangères qui ont forgé la Pologne au cours
des siècles : les Suédois au 17ème, les Russes au 18ème,
les Autrichiens au 19éme, les Allemands et les Russes au 20ème.
Cette position stratégique est renforcée depuis le 14ème siècle, par
la présence au cœur du mont de la ville, Jasna Gora (La Claire Montagne), d’une
icône mariale appelée La Vierge Noire.
Cette histoire religieuse et géo-politique
font de Tchestochowa un haut lieu
culturel central de la Pologne : centre de pèlerinage (4 à 5 millions
de pèlerins par an venant de 80 pays), mais aussi centre patrimonial polonais.
Lech Valessa y a déposé son prix Nobel de la paix, et Karol Voytyla, le Pape
Jean-Paul 2, sa ceinture tachée de sang et la balle de l’attentat de 1981.
Demain, justement, dimanche 28 avril, dédié par ce Jean-Paul 2 à l’amour miséricordieux
quand il était pape, a été choisi comme jour de sa canonisation officielle par
son successeur, François. Cette consécration mondiale d’un Polonais
contemporain, acteur important de la renaissance de la Pologne avec la chute du
mur de Berlin en 1989, est vécue comme une grande fête nationale,
spécifiquement à Tchestochowa, cœur de la spiritualité de Karol Voytyla-Jean-Paul
2 avec sa devise : Totus Tuus
(Tout à Toi). C’est pourquoi, après Auschwitz, je me fais une joie d’y
aller. D’autant plus que l’autre seule fois où je me suis trouvé en Pologne,
c’était à Varsovie le 10 novembre 1989, la nuit de la chute du Mur de Berlin.
Quasi seul
dans mon compartiment et sachant qu’une collègue rencontrée à la Conférence de
Wroclaw doit m’attendre à l’arrivée avec son mari, je peux me
détendre et laisser remonter les premières réflexions. J’ai le temps. Le train
est très lent. Il s’arrête à de
nombreuses petites gares de campagne et de bourgades de la première
industrialisation de la région. Il mettra 3h1/2 pour parcourir les 150km. Je ne
peux m’empêcher de penser aux lenteurs désespérantes des convois de déportés.
L’industrialisation et la densité régionale du réseau ferroviaire de l’époque a
été une des raison de la création du complexe d’Auschwitz.
Aller dans
ces hauts lieux comme Wroclaw et Tchestochowa, est toute une aventure et un défi.
C’est oser vouloir établir une relation, une interaction personnelle avec eux,
en s’exposant à toute la charge éco-symbolique qu’ils concentrent depuis plus
de 70 ans pour le premier, et 700 ans pour le second. Charge éco-symbolique historique, intergénérationnelle,
ambivalente, faite de hauts-faits et de méfaits, de pulsion de création mais
aussi de destruction. Ça crée mais aussi ça tue. Ça forme, déforme, transforme
des humains, avec de l’inhumain et du surhumain.
Comment
rencontrer ces hauts lieux, sans passer complètement à côté ou en dessous?
Comment essayer d’être un peu à leur hauteur? Comment les accueillir et les recevoir avec attention? Faire
silence, baisser la garde pour les
laisser pénétrer me semble un bon moyen pour initier une rupture avec le monde
vécu antérieurement. Ainsi ils ont la possibilité de faire signe, de se transformer en indices inédits, au moins
pour moi, pour amorcer un processus de signification.
La lenteur
du train est propice au déploiement de ce mouvement invisible mais complexe de
construction de sens entre moi et l’environnement. En plus, pas de souci de
conduite et de pilotage comme à vélo. Les transports en commun ont du bon! Et
j’ai vraiment l’impression que le plus dur est derrière moi. Car sans vouloir
absolutiser les bipolarités, force est
de reconnaître que ces deux hauts-lieux représentent deux pôles extrêmes du
trajet humain : un pôle sous-humain de camps de concentration et
d’extermination visant la déshumanisation/mort/anéantissement des humains
différents, vus comme ennemis menaçants et l’autre, un pôle surhumain de
« Montagne Lumineuse » ( Jasna Gora) voulant relier à un amour
générateur de vie éternelle.
Comment
relier les deux en si peu de temps? Est-ce possible? N’est-ce pas utopique? Comment
peuvent-ils co-exister? Ne vaut-il pas mieux en refouler un? Et même les deux? Et
se contenter d’une vie et mort ordinaire, en évitant les extrêmes? Mais ces
extrêmes existent et ont la vie dure. Ils s’invitent de gré ou de force, tôt ou
tard dans les existences. Il est aussi difficile de les reconnaître que de les
méconnaître. Ils font partie de l’aventure de la formation humaine, entre
déshumanisation et transhumanisation. Leur prise en compte ou non façonne fortement
l’histoire collective et personnelle de chacun. Cette Conférence de recherches
biographiques sur des chemins de formation dans les temporalités postmodernes
en miettes, m’a amené dans la proximité de ces deux hauts-lieux contraires, de
formation/transformation humaine. Alors allons-y. C’est une occasion unique. Un
Kairos à saisir. Et malgré tout, je préfère prolonger la descente dans les
cendres d’Auschwitz-Birkenau par la montée vers Jasna Gora que l’inverse.
4- Tchestochowa.
Ma collègue
amie Malgorzata P. m’accueille avec son mari à la gare hyper-moderne. Il est
tard, 11 h. du soir. Ils me conduisent
directement à l’hôtel Weneki, réservé par Aneta. Ils viendront me rejoindre en
fin de matinée pour passer l’après-midi ensemble. Je veux consacrer le matin à
une rencontre intime personnelle avec ce lieu historique.
L’hôtel est
au bout de la longue avenue centrale de 1,5 km qui conduit au parc de Jasna
Gora d’où s’élance la haute flèche du sanctuaire de la Vierge Noire. La
remontée matinale à pied de cette large
et longue voie d’accès, m’offre donc un espace privilégié d’un temps d’approche progressif, relativement
solitaire au début. La ville se réveille
doucement ce dimanche matin, en préparant banderoles et écrans de
retransmission des cérémonies, entre autres de Rome, qui vont marquer
spécifiquement ce jour de consécration mondiale d’un enfant du pays.
1- Ma
première opération est de rechercher une assemblée pour communier avec ce peuple, dans ce jour de double fête, d’une
résurrection d’un mort de voilà de plus de 2000 ans, et de consécration
socio-religieuse d’un de ses représentants. Je la trouve dans la basilique
centrale, appelée de la Sainte Croix. À la communion proprement dite, le prêtre
hésite un bon moment à me donner le pain dans la main que je lui tends, au lieu
de me le mettre dans la bouche comme à tout le monde. Prise de conscience de
l’évolution différente, suivant les lieux, des rapports entre ceux qui veulent
représenter le sacré et les autres. Ce simple changement de tendre la main au
lieu de la langue, peut paraître une
contestation d’un pouvoir clérical voulant nourrir directement ses fidèles
comme une mère son bébé, les jugeant incapables ou indignes d’une prise en
mains personnelles. Anecdote mineure, mais qui donne une première
information sur la coloration
traditionnelle de la culture socio-religieuse du lieu. Comment s’en étonner?
Comme tout centre de pèlerinage, il
véhicule le poids de l’histoire, avec ses avantages et inconvénients.
2- Ensuite,
long séjour dans la chapelle centrale où trône, depuis le 14ème
siècle l’icône de la Vierge Noire. Devant ce visage noir hiératique, avec
quatre profondes balafres sur la joue droite, impossible pour moi, venant
d’Auschwitz, de ne pas penser à un autre
génocide, celui de la traite et de l’esclavage des noirs. Du 16ème
au 19ème siècle, plus de 15 millions d’africains auraient été
déportés et exploités jusqu’à la mort dans les deux Amériques
(Coquery-Vidrovitch, Mesnard, 2013)! La Vierge Noire peut bien avoir un visage
tragique et pathétique, plus marqué par la vie que le frêle enfant un peu
interrogateur qu’elle porte.
Dans
l’assistance mouvante et recueillie, me frappe un magnifique visage buriné de
polonais. Il reflète une beauté existentielle transcendante du « ça crée »
humain, un sacré obscur quotidien de la lutte vitale avec et contre la mort,
par chaque vivant le plus ordinaire. C’est comme si le face-à-face avec l’icône
éclairait cette obscurité, transfigurait
le visage de l’homme, le rendait hiérophanique (Depraz, 2008, p.140). J’ai
espéré le revoir et le saluer. Mais il s’est volatilisé.
3- Des visages
d’anges volant au plafond me font bizarrement connecter avec un de mes petits
frères, Claude, morts à 3 jours, avant ma naissance. Je ne l’ai donc jamais connu
et il est très peu présent dans la mémoire familiale. Il aura fallu que je
vienne ici pour le saluer et le
remercier de veiller sur la famille.
4- L’autre
forte impression qui remonte de ce flux humain,
est celle de la beauté épiphanique du peuple polonais forgé par ses épreuves historiques. Cette beauté
révèle à la fois :
-
l’incarnation humaine très
localisée et personnalisée d’une réalité infinie transhumaine;
-
et la force transhistorique et
cosmique de cette réalité invisible infiniment discrète. Elle ne se déploie que
si on s’ouvre à elle, Altérité infinie. Et cette ouverture à cette altérité,
paradoxalement peut nous ouvrir à nous-mêmes.
Seul un
silence attentif, réflexif et méditatif
permet de faire sens entre les deux, en s’ouvrant à ce processus
interactif qui relie un
signifiant sensible le plus intime à un signifié le plus extime,
invisible, immense, à la limite universel, par un mouvement d’interprétation
unifiant dynamique, qui peut être immédiat et réfléchi.
5- Et en
final, je me surprends à chanter « Alleluia », seule parole que je
peux partager avec ce peuple de bout.
Debout est le mot qui accompagnait l’aube à Auschwitz : wastawac, debout (Primo Lévi, La trêve,p.325). L’esprit des lieux fait
surgir des cendres d’Auschwitz le mythe du phénix. Ce dimanche de
la « divine miséricorde » devient un « jour de
phénix (Cf. Bachelard, 1988, p. 68) ».
Que
signifie, en ce jour et en ce lieu, le surgissement de ce croisement interloquent de ces deux imaginaires de survie, de
renaissance et de résurrection, mythique et mystique, en insurrection contre la
mort? Ils remuent et ravivent les tas de cendres. Ils entrouvrent des interstices pour ne pas en faire, malgré tout leur
tragique, un point final du processus destructeur du feu et de la haine des hommes. Échappées auto-Illusoires faciles? Ou
irruption de connexions anthropo-cosmiques souterraines ou aériennes
écoformatrices? Le conseil paradoxal du rabbi hassidique de chercher le feu
dans la cendre aurait-il un sens autre que la signature de sa fonction
destructrice mortelle et définitive? et lequel?
Matériellement,
les nazis expérimentaient cette survie physique des cendres, dangereusement
accusatrice. Ils étaient obligés de travailler à les faire disparaître, comme traces compromettantes. « On est venu à effacer les traces partout où il y avait
beaucoup de cendres. On a ordonné de les moudre finement et de les transporter
dans la Vistule pour les abandonner au courant…De nombreuse cendres de corps
brûlés ont été disséminées et labourées sur le terrain des crématoires ». (Gradowski , Au cœur de l’enfer). Les cendres étaient les dernières
formes visibles de leurs crimes. Et pour les faire disparaître, les nazis
étaient obligés de les réinsérer dans le cycle matériel élémentaire des
transformations naturelles. Ils les invisibilisaient en leur faisant rejoindre l’eau
et de la terre. Et elles se fondaient en elles selon les grands cycles énergétiques
mystérieux et complexes de formations/transformations cosmiques par /naissances/morts/renaissances.
Les cendres font d’excellents engrais.
Ces cycles énergétiques cosmogénique
métamorphosant nous dépassent infiniment. Leur culture humaine, comme espaces d’expériences et horizons d’attente,
reconnus/méconnus, produit
des formes symboliques qui fondent et
structurent en grande partie la formation,
la vie et la mort des cultures humaines extrêmement biodiversifiées. Ces cycles
élémentaires d’évolution et de transformations bio-cosmiques constituent la
base matérielle des constructions symboliques des formations/transformations
humaines. De la fumée illusoire? ou au contraire des percées culturelles subtiles
plus ou moins créatrices et aventureuses pour approcher les métamorphoses de la
vie, humaine comprise?
À cette réduction en cendres d’organismes ou
de matières se diluant énergétiquement
dans la terre ou l’eau, il faut ajouter une autre forme plus aérienne de métamorphose,
attestant la destruction/transformation des corps par le feu des
crématoires : la fumée et les odeurs des camps d’extermination, signalés
comme omniprésents dans tous les témoignages. Dernières formes visibles encore
plus éphémères que les cendres. Mais qui fournissent aussi des bases
matérielles de constructions symboliques,
même si elles sont encore plus éthérées. Dans l’alchimie des éléments, l’éther
était justement considéré comme le 5ème élément, invisible mais
synthèse des autres, leur quintessence. Le feu y ferait accéder.
La force écotransformatrice du feu résisterait donc,
même matériellement, aux volontés haineuses de l’utiliser comme moyen d’absolu
anéantissement. Ses cendres et sa fumée recèleraient des potentialités
invisibles, inconnues et inouïes. D’où le mythe de la renaissance du phénix dans
les flammes et fumées du feu et la bonne
nouvelle de la résurrection de la
chair avec les cendres des corps. Le feu ouvre donc aussi la voie d’une absolue
sublimation de l’absolu déchirement. Comme dit Bachelard, on joue gros, à
explorer ou non cette voie. « Le
devenir du feu n’est-il pas le plus dramatique et le plus vif des devenirs?
(Bachelard, 1961, p.33) Mais les histoires de vie/mort d’Auschwitz sont archétypales
pour une étude…de certains aspects de l’âme
humaine (Primo Levi, 1987). Et les étudier en ce sens me semble travailler
à rendre justice à leurs acteurs/auteurs et à mettre en culture ce qu’ils ont
pu initier.
A midi,
Malgorzata et son mari, prolonge cette recherche existentielle d’auto-coformation
éco-symbolique, par un très amical repas
convivial dans une auberge, près des
restes du premier nid de la route des
aigles vers Cracovie, Olsztyn. En fin d’après-midi, ils me montrent leur
Institut Pédagogique avant de me mettre dans le train pour Wroclaw.
Le lendemain
matin, 28, je quitte la Pologne. Bernard et Michel y arrivent.
4
Auschwitz-Birkenau-Madjaneck-Sobibor
( Bernard et Michel)
1- Plan de
voyage pour la Pologne (Avril-Mai 2014).
Riche de notre expérience des volcans
Italiens : (Vésuvio-Etna) en 2012 nous avions planifié d’entreprendre le
périple des camps de concentration Polonais avec la même équipe soit :
Gaston, Gérard, Bernard et Michel. Pour des raisons personnelles mais surtout
professionnelles Gérard dû décliner notre invitation ce qui réduisait notre
petite équipe…de haute performance…à trois vélo cyclistes. Michel et Gaston
élaborent le trajet en déterminant les distances à parcourir chaque jour ainsi
que les moments d’arrêt à Auschwitz, Majdanek et Sobibor. Il était prévu que Gaston participe à un colloque sur
les Histoires de vie à Wroclaw le weekend du 25 avril. Nous avions convenu de
se rejoindre à Auschwitz le soir du 28 avril Bernard et Michel avait décidé de
se rejoindre à Paris puis de faire le trajet Paris-Cracovie par avion, louer
une voiture et rencontrer Gaston a Oświęcim (c’est le nom Polonais de l’endroit) Mais voilà,
qu’au même moment, une cérémonie en l’honneur de feu le Pape Jean-Paul 2
amenait une telle quantité de pèlerins en Pologne, sa terre natale, que nous
n’avons pu se trouver un vol direct Paris-Cracovie. Bernard par l’entremise de
son agent de voyage de Montréal, nous trouve un billet (à Michel et Bernard)
Paris-Prague ainsi qu’une réservation de voiture. D’autres parts, les
recherches de Michel concernant la réservation de vélo à Cracovie s’avèrent non
fructueuses. C’est par l’entremise d’un ami de Gaston (Bernard Carmona) que
nous arrivons à louer nos vélos à Prague. Nous convenons donc de se rejoindre à
Paris (Bernard et Michel) puis se rendre à Prague, prendre la voiture puis les
vélos et faire route vers Oswiecim.
Mais voilà, coup de théâtre, Gaston nous
informe qu’il vient d’apprendre qu’il a une hernie et qu’il doit revenir se
faire opérer d’urgence à Tours. Puis, pour comble de malheur, il n’arrive pas à
se trouver un vol nous permettant de faire, ensemble, la visite du camp
d’Auschwitz. Il doit donc le faire par lui-même la veille, ce qui ne nous
permet pas de se rencontrer tous les trois à Oswiecim. Puisque les communications électroniques
nous permettent de demeurer à un clic de distance nous arrivons à réorganiser
notre trajet de vélo tel que prévus entre Auschwitz et Sobibor. Heureusement,
nous avions prévu…au cas où…de noter les coordonnées européennes de
chacun. Le tableau ici-bas nous indique
le plan initial du voyage puis le second celui que nous avons effectivement
réalisé Bernard et Michel.
Plan initial
du voyage
Dates
|
Villes
|
KM
|
Hôtels
|
28 avril
|
Paris - Prague
|
avion
|
Hôtel Le Bréa -Paris
|
28 avril
|
Prague-Auschwitz
|
voiture
|
--------------------------
|
28/29 avril
|
Auschwitz
|
---
|
Pierrot
( 131$)
|
30 avril
|
Wieliczka
|
75
|
Eko Motel Na Wiekzynka (125$)
|
1 mai
|
Pilzno
|
103
|
Hôtel Lord (182$)
|
2 mai
|
Nisko
|
104
|
Hôtel Sarmata (200$)
|
3 mai
|
Kraśnik
|
60
|
Hôtel Biala Roza (146$)
|
4 mai
|
Lublin
|
53
|
Hôtel No Rogatce (102$)
|
5 mai
|
Sobibor
|
94
|
Hôtel Babe Lato (150$)
|
6 mai
|
Sobibor
|
---
|
Hôtel Babe Lato (150)
|
7 mai
|
Cracovie
|
voiture
|
Novotel Krakow Centrem (360$)
|
8 mai
|
Prague
|
voiture
|
Hôtel Fortuna City (250$)
|
9 mai
|
Prague
|
---
|
Hôtel Fortuna City (250$)
|
10 mai
|
Prague – Paris
|
Avion
|
Hôtel Le Bréa - Paris
|
Deuxième plan de voyage
Dates
|
Villes
|
KM
|
Hôtels
|
28 avril
|
Paris - Prague
|
avion
|
|
28 avril
|
Prague-Auschwitz
|
voiture
|
--------------------------
|
28/29 avril
|
Auschwitz
|
---
|
Pierrot
|
30 avril
|
Wieliczka
|
75
|
Eko Motel Na Wiekzynka
|
1 mai
|
Pilzno
|
103
|
Hôtel Lord
|
2 mai
|
Lublin
|
53
|
Hôtel No Rogatce
|
3 mai
|
Kraśnik
|
60
|
Hôtel Biala Roza
|
4 mai
|
Sobibor
|
94
|
Hôtel Babe Lato
|
5 mai
|
Sobibor
|
---
|
Hôtel Babe Lato
|
6 mai
|
Cracovie
|
voiture
|
Novotel Krakow Centrem)
|
7 mai
|
Cracovie
|
voiture
|
Novotel Krakow Centrem
|
8 mai
|
Prague
|
voiture
|
Hôtel Fortuna City
|
9 mai
|
Prague
|
---
|
Hôtel Fortuna City
|
10 mai
|
Prague – Paris
|
Avion
|
Les communications nous ont permis de
demeurer en relation avec Gaston tout en regrettant de ne pas avoir pu réaliser
notre projet initial.
L’objectif du voyage était de visiter ces
trois sites des camps de concentration, de travail et d’extermination puisque
le projet de Gaston est de réfléchir sur le rapport de l’Homme au feu tout
comme nous avions fait en Italie. Mais le projet était aussi de faire le trajet
en vélo de manière à se donner un temps de réflexion individuel le jour puis de
partager notre expérience de la journée ainsi que nos réflexions chaque soir.
Sauf que cette fois-ci un autre changement nous attendait. Les routes du sud de
la Pologne ne nous permettaient pas de faire le trajet en toute sécurité. Or
nous avons dû abandonner l’idée de roule d’Auschwitz à Sobibor en vélo, ce qui
nous aurait fait un trajet d’environ 500 Kilomètres. De plus, n’étant que deux,
Bernard et Michel, pendant qu’un de nous allait porter la voiture au prochain
hôtel, l’autre aurait fait la route seul. Nous avons donc convenu Bernard et
moi de parcourir à l’occasion la campagne Polonaise sauf pour Sobibor. Là nous
avons fait le trajet de Włodawa à au camp d’extermination de Sobibor. En plus
d’apprécié la gentillesse des Polonais, la propreté des lieux, la nourriture typique
du pays nous avons particulièrement apprécié la petite ville de Włodawa. C’est
par la suite que nous avons appris que nous étions à 200 mètres de la
Biélorussie. Puis après un arrêt d’une journée à Cracovie nous fîmes le retour
jusqu’à Prague. Puis le samedi 10 mai de retour à Paris, notre point de départ.
2-Réflexion sur la route des
camps de concentration (Par Michel Maletto, Juillet
2014)
1-En guise de préparation
Bien que nous ayons tous entendu parler des
camps de concentration – et particulièrement des camps d’extermination de la
Deuxième Guerre mondiale –, la lecture, avant notre voyage, de If this is a man - The truce (Si c'est un
homme), de l’écrivain juif italien Primo Levi, m’a permis d’amorcer une
réflexion sur cet événement historique unique.
De plus, à mon arrivée à Paris, le
visionnement du film Les rescapés de
Sobibor[1]
et d’une émission spéciale commémorant la marche de la mort m’a préparé à la
visite de ces lieux tristement célèbres : Auschwitz-Birkenau, Majdanek et
Sobibor. Je crois que ce temps d’arrêt m’a permis d’accueillir de façon plus
profonde l’expérience que des millions d’êtres humains y ont vécue et que les
nazis ont appelée la « solution finale ».
2-La visite des trois camps :
Auschwitz-Birkenau, Majdanek et Sobibor
Dès notre arrivée au camp d’Auschwitz,
l’écriteau à l’entrée nous a procuré un choc : Le travail vaut la liberté. J’appréhendais cette visite… Je ne
savais pas ce que j’allais ressentir et surtout comment j’allais réagir. Mes
craintes se sont avérées, car dès notre arrivée un processus d’introspection
s’est enclenché, dans notre groupe comme chez l’ensemble des visiteurs. Les
bâtiments, la brique… tout semblait avoir conservé l’odeur de la souffrance et
de la mort. Et le hasard a voulu qu’il pleuve uniquement durant les trois jours
où nous avons fait la visite des trois lieux.
Primo Levi disait que la souffrance la plus
difficile à vivre était le froid, plus que la faim et toutes les autres
privations. Sachant qu’il avait écrit ces lignes dans ces mêmes lieux me
mettait en contact avec cet homme qui semble avoir si bien décrit ce que chaque
homme, femme et enfant y avait subi. Certains visiteurs prenaient des photos,
ce que mon ami Bernard et moi avons été incapables de faire. Nous n’étions pas
des touristes, nous avions plutôt le sentiment d’être de nouveaux témoins d’une
horreur innommable. Ma conscience, mes pensées et mes émotions étaient ma
meilleure caméra. Je préférais graver mon expérience directement à l’intérieur
de moi, ces impressions allant certainement me servir pour mieux prendre
conscience de la chance, de l’immense chance que nous ayons d’avoir vécu dans
un pays et à une époque où nous étions loin de l’horreur humaine.
La souffrance de ces êtres, que nous ne
pouvions qu’imaginer, agissait comme un miroir sur notre propre expérience.
Jamais je n’aurais cru que l’Homme pouvait faire preuve d’une si grande
cruauté. Nous nous déplacions d’une baraque à l’autre, découvrant que l’horreur
était réfléchie, planifiée et décidée. La guide nous expliquait à quel point
cette machine visait l’extermination. Dans une de ces baraques, nous pouvions
voir certaines photos d’hommes et de femmes, en tenue de prisonnier, la tête
rasée et le regard hagard. Ces photos servaient, dit-on, à retracer ceux qui
osaient s’évader. Mais après quelques mois, les nazis avaient cessé d’en
prendre, car elles ne servaient plus à rien. Les corps se déformaient si
rapidement qu’ils devenaient non reconnaissables après seulement quelques mois
de détention. C’est dire à quel point la souffrance était intense.
D’une salle à l’autre, nous pouvions voir des
objets ayant appartenu aux prisonniers : valises et vêtements. Dans une
pièce où des centaines de paires de souliers s’empilaient, ce sont ceux d’une
enfant qui m’ont le plus touché. J’ai pensé au concept des histoires de vie que
nous raconte notre collègue Gaston. Ici, nous étions devant des histoires de
vie bien particulières. Quelle était l’histoire de cette petite fille qui, un
jour, a dû non seulement abandonner ses souliers, mais aussi sa famille, sa
liberté et finalement sa vie? La même histoire que celle de plus d’un million
de personnes, seulement à Auschwitz.
Tout au long des trois visites, je me sentais
habité par ces âmes qui semblaient encore si présentes, réalisant que je ne
m’étais jamais senti aussi près d’inconnus que dans ces lieux. Aucun espace
religieux, église ou cathédrale, n’a suscité en moi un tel sentiment de
recueillement. Je ne me suis jamais senti plus libre et vivant que dans ces
lieux consacrés à la mort. Les visites se déroulaient en silence, entrecoupé de
quelques explications de la guide. Jamais le silence ne m’a autant parlé, moi
qui crois tant à la force des mots, dits ou écrits. Une question revenait sans
cesse à mon esprit. « Comment ces hommes ont-ils été capables de tant
d’horreurs? » Lorsque je me décidé à la poser à la guide, elle m’a répondu
que certains grands psychiatres s’étaient penchés sur la question et que
personne ne semblait avoir trouvé de réponse. Ils préféraient faire humblement
ce constat au lieu d’élaborer des hypothèses qui auraient pu occulter une
certaine vérité. J’ai compris qu’une absence de réponse peut parfois être plus
forte et précise qu’une tentative d’explication. Cela m’a fait réfléchir au
mystère de la vie.
À Sobibor, lieu de notre dernière visite,
nous avons vu un tas de cendres déposées dans un calice en pierre. Sans le
moindre écriteau, ces cendres parlaient d’elles-mêmes.
Références
Agamben
Giorgio, 2003, Ce qui reste d’Auschwitz.
L’archive et le témoin. Homo Sacer III, Paris, Rivages poche
Auschwitz-Birkenau. Guide, 2013, Le Musée d’État
D’Auschwitz-Birkenau à Oswiecim,
Bachelard
Gaston, 1988, Fragments d’une Poétique du
Feu, Paris, Puf
Bachelard
Gaston, 1961, La flamme d’une chandelle,
Paris, Puf
Castaignos-Leblond
Fabienne, 2001, Trauma historiques et
dialogue intergénérationnel. Un difficile exercice de mémoire, Paris,
L’Harmattan
Coquery-Vidrovitch
Catherine, Éric Mesnard, 2013, Être
esclave. Afrique-Amérique, XVème-XIXème siècle, Paris, La Découverte
Depraz
Natalie, 2008, Le corps glorieux.
Phénoménologie pratique de la philocalie des pères neptiques et des pères de
l’église, Louvain-la-Neuve, Éd. Peeters
Des voix
sous la cendre, 2001,
numéro 171, Revue
d’histoire de la Shoah
Gradowski Zalmen, 1977,
Au cœur de l’enfer, Jérusalem,
Greif Gideon,
2001, « La tragédie des hommes du sonderkommando » dans Des voix sous la cendre,
Grierson
Karla, 2003, Discours d’Auschwitz. Littéralité,
représentation, symbolisation, Paris, Honoré Champion
Hegel
Friedrich, !941( 1ère éd. 1810), La
phénoménologie de l’Esprit, Paris, Aubier
Jonas Hans,
1996, Le concept de Dieu après Auschwitz,
Une voix juive, Paris, Rivages poche
Levi Primo, Si c’est un homme, Paris, Julliard, 1987( !ère éd. en français, 1ère
éd. en italien, 1947)
Lévi Primo, La trêve, Paris, Grasset, 1963
Mandelbaum Henryk, 2012, Dans
les crématoires d’Auschwitz, Oswiecim, Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau
Müller Filip, 1979, Trois
ans dans une chambre à gaz d’Auschwitz. Le témoignage de l’un des seuls
rescapés des Kommandos spéciaux, Paris,
Pygmalion
Pineau
Gaston, Le Grand Jean-Louis, 2013, Les
histoires de vie, Paris, Puf
Snyders, Georges, 1996, Y a-t-il une vie après l’école, Paris, ESF
Wieviorka
Annette, 1998, L’ère du témoin, Paris, Plon
Wolf Christof, 2013, Malgré
les ténèbres, une rencontre spirituelle avec Auschwitz, Paris, L’Harmattan,
Bande-annonce vidéo du film
Zajde Nathalie, 2005, Guérir de la Shoah. Psychothérapie des survivants et de leurs
descendants, O.Jacob,
[1]
Téléfilm réalisé par Jack Gold et diffusé en 1987 sur le soulèvement dans le
camp d'extermination de Sobibor.
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